L’industrie du manga, symbole d’une culture populaire fortement ancrée au Japon et en Occident, fait face à une menace grandissante. Ce spectre, qui grignote peu à peu le cœur même de cette industrie, se nomme « scantrad » ou « scanlation ». Derrière cet anglicisme se cache une pratique consistant à scanner puis traduire les mangas avant leur sortie officielle en librairie. Elle trouve son publique auprès de millions d’amateurs de mangas désireux de découvrir leurs histoires préférées dans leur langue maternelle avant tous les autres. Pourtant, malgré cet attrait, il convient d’exposer la vérité enfouie sous le scantrad : un péril pour l’intégrité créative et économique du manga.
Qu’est ce que le Scantrad ?
Issue de la fusion des mots « scanning » et « traduction », le scantrad est un processus qui implique la numérisation, la traduction et la diffusion gratuite ou quasi gratuite d’un manga sur le net. Cette pratique a de quoi ébranler l’industrie, de par son attaque frontale contre un principe fondamental : le droit d’auteur.
Les instigateurs de ces scantrad tirent profit des publicités diffusées sur leurs sites web, engendrant ainsi des bénéfices non négligeables. Surtout lorsque ces revenus publicitaires sont convertis en argent véritable à chaque fois qu’un téléchargement est initié depuis une plateforme agrégée.
À l’heure actuelle, plus d’un millier de groupes perpétuent cette forme de piraterie, provoquant une baisse vertigineuse des ventes mondiales de mangas. Cette situation contraint les éditeurs à licencier leurs collaborateurs pour contrecarrer les pertes financières importantes. Mais elle impose également aux éditeurs de dénicher des solutions innovantes. Face à cet état de fait, les grands noms du secteur ripostent en déployant de nouvelles stratégies pour toucher leurs fans.
L’émergence du scantrad ne date pas d’hier. On situe son apparition aux années 70, mais c’est véritablement vers la fin des années 90 que son essor prend une ampleur considérable. Depuis lors, cette tendance ne cesse de gagner du terrain au point même d’attirer des lecteurs nippons eux-mêmes sur ces plateformes illégales. La situation a atteint un niveau critique en 2020 quand il a été estimé que cette pratique a fait perdre plus de 1,56 milliard d’euros au marché du manga japonais.
Les origines et l’évolution du manga
Tout comme les bandes dessinées, l’art du manga, que l’on pourrait traduire par « images dessinés », tire son essence de l’art séquentiel – un récit transmis à travers une succession d’images. Les manifestations les plus archaïques de cet art séquentiel nippon se retrouvent aux alentours du XIIe siècle avec les Chōjū Jinbutsu Giga, brillantes esquisses de facéties animales encrées sur des rouleaux.
Le vocable « manga » a été imprimé pour la toute première fois sous la plume de Katsushika Hokusai, illustre créateur d’estampes du XVIe siècle. Les estampes humoristiques des Chōjū Giga, tout comme l’œuvre prolifique d’Hokusai, ont jeté les bases qui donneront naissance aux kibyōshi – ces romans illustrés économiques à reliure jaune – dès la fin du XVIIIe siècle. C’est à ce point précis de l’histoire que l’on peut situer l’émergence du premier manga moderne.
Lorsque le vingtième siècle ouvre ses bras au monde, nous trouvons les illustrations de Kitazawa Yasuji dans Jiji Manga – un supplément hebdomadaire dédié à la bande dessinée du journal Jiji Shimpo – contribuant largement à ancrer le terme ‘manga’ dans les esprits comme désignant cette nouvelle forme d’art.
Les akabon – ces livres revêtus de rouge – exercent alors une fascination sans égale sur les adultes dans les années cinquante. Au sein de leurs auteurs estimés, Osamu Tezuka brille aujourd’hui encore en tant que père fondateur du manga japonais. Il est celui qui a intégré des techniques cinématographiques, des effets sonores vibrants, des arcs narratifs étendus et des personnages aux facettes multiples dans un éventail impressionnant de genres mangas.
L’importance économique et culturelle du manga
Le manga occupe une place prépondérante dans le secteur de l’édition japonaise étant donné qu’il représente plus du tiers de tous les documents publiés au pays. Le manga attire tous types de lecteurs grâce à leur diversité thématique et peut être acquis auprès d’une multitude de détaillants et boutiques en ligne.
Teiji Hayashi, ancien directeur de la Division de la planification de la diplomatie publique au Ministère des affaires étrangères explique que le manga a un public varié puisque ses intrigues sont claires et ses personnages remplis d’humanité. Ainsi ils sont non seulement utilisés à des fins récréatives mais également pour simplifier des sujets complexes tels que l’histoire ou sciences naturelles.
De nombreux mangas à succès influencent profondément notre culture moderne en étant adaptés en livres, émissions télévisées, animes collectibles ou jeux vidéo. Le manga est donc au cœur de la production populaire japonaise sous presque tous ses aspects et constitue une pièce maîtresse de l’économie et de la culture nippone.
Le style du manga tant sur le plan artistique que thématique a franchi les barrières culturelles et marqué profondément l’esprit collectif mondial. Ainsi le manga sert souvent d’introduction à la culture japonaise pour beaucoup d’étrangers et stimule leur intérêt pour celle-ci.
Dans un contraste saisissant avec sa popularité mondiale croissante se trouve la menace constante qui plane sur cette industrie : le piratage. Ce fléau met en danger non seulement le manga mais également toutes autres formes de médias au Japon puisqu’ils tirent constamment parti des contenus innovants fournis par ce dernier.
L’expansion du scantrad : menace grandissante ?
Lorsque que le manga a commencé sa percée internationale il occupait un segment étroit sur plusieurs marchés. Le délai inévitablement occasionné par la traduction ajoutait une frustration supplémentaire chez les lecteurs non-japonophones qui n’avaient pas accès au même contenu que leurs homologues nippons. De plus certains titres étaient jugés inadapts à certains marchés et donc jamais publiés en outre-mer.
Internet est alors apparu comme une bouée de sauvetage pour tous ces fans privés. Certaines personnes passionnées ont ainsi appris le japonais se sont procurées les mangas originaux avant de les numériser les traduire et publier sur internet où ils pouvaient être téléchargés gratuitement. Malheureusement cette pratique initiée par des lecteurs passionnés représente maintenant une véritable nuisance pour l’industrie : c’est ce qu’on appelle le scantrad.
Contre la scanlation : privilégier la légalité et une disponibilité synchrone
Dans le contexte actuel, le regard se porte sur un acteur précis du domaine de l’édition : Kadokawa Group Publishing Co Ltd, ou plus communément Kadokawa. La firme a marqué son empreinte à grande échelle en diffusant simultanément une myriade de titres sur les marchés asiatiques majeurs, rencontre révélée par un retentissant succès.
Parallèlement, d’autres essaiment leurs initiatives sur le terrain numérique. Prenons pour exemple Tezuka Productions qui met à disposition des versions numériques légales de ses œuvres. Destinées aux tablettes numériques, ces éditions sont offertes en anglais pour une lecture aisée et confortable.
Cependant, cet effort collectif pour se réapproprier un terrain perdu face à la pratique illicite de la scanlation est loin de suffire. En effet, au-delà de la simple recherche de solution immédiate, c’est tout un problème sous-jacent qui demande à être traité. Il est donc nécessaire de ne pas minimiser les efforts déployés par l’Association des éditeurs du Japon (AEJ).
L’AEJ s’est lancée dans une série d’initiatives visant à éradiquer cette pratique illégale. Il est indéniable que ces actions représentent un pas dans la bonne direction. Néanmoins, elles ne sauraient suffire à long terme si elles ne s’attaquent pas directement à la racine du problème.
Il faut donc privilégier l’adoption d’une vision plus globale et intégrée qui va bien au-delà de la simple mise en place de mesures punitives. Il s’agit ici de prendre en compte l’ensemble des facteurs qui favorisent et encouragent la scanlation. Il est dès lors nécessaire de promouvoir une culture de la légalité et de garantir une disponibilité synchronisée des œuvres, afin d’éviter que le public ne se tourne vers ces méthodes illégales.
À cet égard, un aspect majeur à ne pas négliger est la sensibilisation des consommateurs aux impacts négatifs du piratage sur l’industrie. En effet, éduquer le public sur la nécessité de respecter les droits d’auteur est un moyen puissant pour freiner ces activités illicites.
Au cœur de ces enjeux : la sauvegarde d’un art
Le vol massif de contenu met une pression insoutenable sur les dessinateurs de mangas, aussi appelés mangakas, qui comptent souvent sur la perception des droits d’auteur pour survivre. Cependant, ces revenus sont souvent modiques et particulièrement pour les nouveaux artistes qui peinent à subvenir à leurs besoins avec.
Ainsi, parmi les mangakas professionnels au Japon, seuls quelques-uns arrivent à gagner suffisamment pour consacrer tout leur temps et toute leur énergie à leur art.
La réalité brute est que si les auteurs de mangas ne peuvent vivre de leur art, il n’y aura plus de mangas. Compte tenu de l’intérêt mondial pour ce genre unique, sensibiliser le public à la propriété intellectuelle et à l’importance du respect des droits d’auteurs devient un objectif vital.